Beyond Good & Evil 2 : Libération lève le voile sur une gestion désastreuse en coulisses

Et revient sur le rôle aussi central que problématique de Michel Ancel

Par Le Père Fidalbion ( @LePereFidalbion) , le 25 septembre 2020 à 17h51

 

Dans un nouvel article que le journal Libération a accepté de transmettre en avance à Gamekult, les journalistes Erwan Cario et Marius Chapuis, qui avaient enquêté il y a quelques mois sur les questions de harcèlement sexuel chez Ubisoft, dévoilent les coulisses du développement aussi pharaonique que chaotique de Beyond Good and Evil 2. Au centre de ce compte-rendu, le rôle qui a été confié à Michel Ancel par Ubisoft et les pratiques managériales du directeur créatif talisman d'Ubisoft, qui a décidé de quitter le jeu vidéo mi-septembre.

 

 

Cette enquête fleuve, alimentée par une quinzaine de témoins et disponible en ligne avant d'être intégrée à la version papier du quotidien, dresse ainsi un portrait inquiétant des sept années de développement de Beyond Good & Evil 2 et de l'organisation mise en place par Ubisoft pour sortir de terre la vision de Michel Ancel. Une vision jugée primordiale aux yeux de l'éditeur breton, qui semble avoir laissé carte blanche au créateur de Rayman, sans tenir compte des conséquences sur le travail de ses employés.

On comprend ainsi que Michel Ancel aurait longtemps été omnipotent sur le projet, qu'il aurait eu la main sur le moindre aspect du développement de Beyond Good & Evil 2, mais aussi qu'il aurait été sujet aux brusques changements de cap - comme c'est malheureusement le cas chez nombre de cadres dans le jeu vidéo. Ses équipes auraient pour habitude de faire ce que Michel Ancel s'appliquerait ensuite à défaire, ce à répétition et sans prendre le temps d'expliquer ou de justifier, imposant son autorité créative sans grande considération pour le travail de ses collaborateurs. "C’est quelqu’un qui a un processus créatif à base d’érosion, d’érosion de sa vision et des personnes qui l’entourent", explique ainsi un des témoins de Libération.

Ubisoft et les passe-droits

À lire | L'article complet de Libération sur le site du quotidien

 

 

Conséquence logique selon le journal : le développement s'est mis à piétiner, gêné par un processus créatif problématique, et un certain nombre de développeurs ont commencé à montrer des signes de fatigue mentale, jusqu'au burn-out, à la dépression et même à la démission. Des personnes en pleurs et des arrêts maladie à répétition, des employés "exfiltrés" de justesse vers d'autres projets : sans être heureusement aussi dramatique que les faits rapportés dans le courant de l'été, le tableau est loin d'être reluisant pour Ubisoft Montpellier. Surtout si on y ajoute ces gens qui se refusent à quitter le navire, pour ne pas être "saqués" dans la suite de leur carrière. Là encore, un son de cloche hélas trop familier.

 

Mais ce que montre l'article de Libé, c'est surtout que Michel Ancel serait la partie émergée de l'iceberg. A nouveau, c'est l'organisation d'Ubisoft et les choix managériaux de l'éditeur - en particulier de son PDG Yves Guillemot - qui apparaît comme la racine du problème. Problème qui finit par rejaillir sur la santé de ses travailleurs. Comme cela avait déjà été signalé de nombreuses fois dans les témoignages concernant le harcèlement moral et sexuel chez Ubisoft, la liberté quasi-totale laissée aux créatifs est encore pointée du doigt. C'est d'ailleurs à propos de Michel Ancel que Guillemot avait tenu les propos suivants, face à des représentants CE inquiets vis-à-vis de ses méthodes : "Il a un statut équivalent à d’autres stars du milieu, qu’il est très difficile de changer, c’est aux représentants du personnel comme aux ressources humaines de trouver des moyens pour protéger les gens qui travaillent avec lui".

 

 

Jugé garant du succès de Beyond Good and Evil 2, Michel Ancel a donc reçu la bénédiction de Guillemot pour monter son studio en parallèle et bosser sur son propre jeu, Wild, quitte à ne venir contribuer au développement de BGE2 que par bribes, compliquant de fait tout le processus. Pour faire aboutir coûte que coûte un projet englué, Ubisoft multiplie alors les contrepoids, dont Jean-Marc Geffroy, directeur créatif sur Ghost Recon, et crée un comité de direction pour conduire le projet. Le tout en essayant de garder un Michel Ancel de plus en plus rare à bord et de ne pas le déposséder de son jeu. Peine perdue, ce dernier finit par s'évaporer. Les développeurs, eux, sont coincés entre des orientations contradictoires et des guerres d'egos.

Ce sont eux qui permettent cependant de faire survivre le projet. En livrant une première démo jouable au printemps dernier, ils auraient permis à Beyond Good and Evil 2 de finalement partir en production, au prix de douloureux efforts pour jongler avec un encadrement défaillant. Encadrement qui, contre toute attente, après les affaires de harcèlement et alors que la liberté des créatifs chez Ubi est pointée du doigt, décide de maintenir Michel Ancel à la barre en août dernier. Au même moment, ce dernier, on l'apprend à travers cet article, fait l'objet d'une enquête interne, dont on ne connaît pas l'objet. Une preuve de confiance - aveugle - qui n'aura donc duré que quelques semaines.

Un créateur déconnecté

 

 

Mais Libération ne s'est pas arrêté là et a contacté directement Michel Ancel, qui a accepté de répondre aux questions parfois incisives de ses journalistes. A sa manière. S'il explique que son départ était planifié de longue date et qu'il n'a aucun rapport avec l'enquête en cours chez Ubisoft, celui à qui l'ont doit Les Lapins Crétins ou encore King Kong se montre particulièrement maladroit dans le choix des mots et affiche un manque certain de considération pour ses collaborateurs. Abrité derrière les notions d'"ambition" et de "complexité" créative sur un tel projet, Ancel se décharge d'une partie de ses responsabilités sur ses équipes, dont une partie n'aurait pas été "préparée" aux implications d'un développement d'envergure, ou sur les changements importants dans les process, qui auraient bousculé les habitudes de chacun.

S'il admet certaines faillites potentielles, il dément toutefois avoir eu les pleins pouvoirs sur le développement de BGE 2 et pointe involontairement un point capital de la problématique : il n'aurait jamais été remis en question par sa hiérarchie, alors même que, selon ses propres mots, cela aurait pu "lui faire du bien". Un état de fait qui, d'après ses dires, a pu peut-être créer une forme de "seigneurie" au sein des studios Ubi.

Visiblement touché à l'ego par l'apparition de nouvelles têtes pensantes au sein du projet, Michel Ancel apparaît cependant régulièrement dans cette interview comme déconnecté : de ses équipes et d'une certaine réalité. C'est ainsi qu'il parle d'abord de "gens tristes" pour des employés en burn-out avant de se reprendre, ou qu'il met sur le compte de la pudeur le fait de ne pas avoir cherché à comprendre le mal-être d'un subordonné. Plus édifiant encore : sa réaction aux affaires de harcèlement mis au jour au début de l'été, uniquement tournée vers sa fierté écornée, sans un seul mot pour les victimes.


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